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L'actu

Charles de Gaulle, Gaston Monnerville et le Sénat

12 novembre 2020

A l'occasion du cinquantenaire du décès de Charles de Gaulle, retour sur les relations parfois houleuses entre de Gaulle et le Sénat

Il y a 50 ans, le 9 novembre 1970, Charles de Gaulle, retiré de la Présidence de la République depuis quelques mois, se sent mal. On appelle son médecin et le curé de Colombey les Deux Églises (en Haute-Marne). Ils n’auront pas le temps d’arriver. Le Général de Gaulle meurt d’une rupture d’anévrisme.

Historiquement et politiquement, Charles de Gaulle est probablement le personnage français le plus important du XXe siècle. Il ne te sera pas difficile de trouver de très nombreuses références sur lui, sa vie, son action, et les hommages lors du 50e anniversaire de sa mort seront nombreux.

Nous allons nous concentrer, ici, sur les relations parfois houleuses entre Charles de Gaulle et le Sénat avec son Président d’alors, Gaston Monnerville. Et c’est d’ailleurs la question de la rénovation du Sénat (et de la régionalisation) et le « NON » au référendum du 27 avril 1969 sur le sujet qui provoque le départ de de Gaulle de la Présidence de la République.

Charles de Gaulle…

La vie de Charles de Gaulle appartient à l’Histoire : décoré lors de la 1e Guerre mondiale, secrétaire d’État en 1940, héraut (champion) de la France Libre, auteur de l’Appel du 18 juin qui appelle à la résistance de la France face aux occupants et d’affiches qui proclament  « La France a perdu une bataille. Mais la France n’a pas perdu la guerre », il prend la tête, le 9 septembre 1944, d’un gouvernement d’unité nationale qui devient rapidement le Gouvernement provisoire de la République française.

De Gaulle en démissionne en 1946 en désaccord (déjà !) avec l’Assemblée nationale Constituante.

En 1958, alors que la IVe République s’essouffle et est bousculée par la guerre d’Algérie, le Président de la République René Coty fait appel au « plus illustre des Français ». Charles de Gaulle revient aux affaires, nommé Président du Conseil (ce qui correspondrait aujourd’hui à Premier ministre). L’Assemblée nationale lui accorde de très vastes pouvoirs (ordonnances) et l’autorise aussi à mener une vaste réforme des institutions et, pour ce faire, à modifier la Constitution.

Le référendum du 28 septembre 1958 valide le projet gaullien. La Ve République est proclamée le 4 octobre. Charles de Gaulle est élu Président de la République le 21 décembre 1958, pour 7 ans. Puis, selon la nouvelle Constitution, premier président élu au suffrage universel en 1965 (face à François Mitterrand), il aurait en principe dû le rester jusqu’en 1972.

Mais les « événements » de mai 1968 provoquent une crise politique majeure qui conduit le gouvernement à proposer un référendum sur la régionalisation et sur la réforme du Sénat. De Gaulle annonce qu’il démissionnera si les Français disent non.

À 52,41 % le « Non » l’emporte et, quelques minutes après minuit le 28 avril, un communiqué de la présidence de la République annonce :

Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi

 

… face à Gaston Monnerville

Gaston Monnerville (1897-1991) est né à Cayenne, en Guyane. Avocat et journaliste, il en devient député (1932), Maire de Cayenne en 1935, et sous-Secrétaire d’État aux colonies en 1937. Il résiste sous le nom de « Saint-Just » durant la seconde Guerre Mondiale (réseau Combat), est membre des deux Assemblées nationales constituantes, entre au Sénat en 1946 (sénateur de Guyane puis du Lot en 1948) et est élu Président du Conseil de la République (qui remplace alors le Sénat de 1946 à 1958). C’est donc « naturellement » qu’il devient le premier Président du Sénat de la Ve République à partir de 1958. Il le reste jusqu’en 1968.

L’opposition de Gaston Monnerville à Charles de Gaulle découle de plusieurs événements à travers lesquels De Gaulle affirme et consolide les pouvoirs que lui donne par la nouvelle Constitution : pleins pouvoirs en 1958, référendum sur l’autodétermination de l’Algérie en 1961, les accords d’Évian (fin de la guerre d’Algérie) en 1962. Cette même année, Gaston Monnerville parle de forfaiture au sujet du référendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel souhaité par le Général de Gaulle..


Dans l’hémicycle, il s’écrie :


Ce qu'on nous offre n'est pas la République ; c'est au mieux, une sorte de bonapartisme éclairé. Au plébiscite qui n'ose pas se découvrir, le Sénat répond : « Non » […]


Mais, c’est sur un autre projet de référendum, que le « divorce » entre les deux hommes sera définitivement consommé.

Le référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation (27 avril 1969)

À la suite de la crise de mai 1968, qui s’est achevée par une victoire pour lui, le Président de Gaulle réagit et propose qu’un référendum populaire serve d’appui à une remise en marche économique et sociale du pays.

[Les événements de mai 68 sont] les signes qui démontrent la nécessité d'une mutation de notre société. [Mutation qui doit conduire à une] participation plus effective de chacun à la marche et au résultat de l'activité qui le concerne directement.
[…] Françaises, Français, au mois de juin, vous vous prononcerez par un vote. Au cas où votre réponse serait non, il va de soi que je n'assumerai pas plus longtemps ma fonction. […] Vive la République, vive la France !

(Le texte complet se trouve au bas de la page)

De gaulle menace donc très clairement de démissionner s’il n’obtient pas un grand « OUI ».

Reporté plusieurs fois, ce référendum change aussi d’objet au fil du temps et c’est finalement sur deux sujets qu’il portera : donner plus de pouvoirs aux régions (régionalisation) et réformer le Sénat.


Pour le Sénat, le but est d’organiser sa fusion avec le Conseil économique et social (aujourd’hui on y a ajouté « environnemental : CESE) et d’en faire une chambre qui ne disposerait pas de pouvoir réel, notamment celui de voter ou de bloquer les lois.

 

  • Perte de l’initiative de la loi, les sénateurs ne donneraient qu’un avis consultatif. Fin de la « navette parlementaire ».
  • Fin des « questions » des Sénateurs au Gouvernement, donc de la fonction de contrôle (http://www.senat.fr/role/fiche/questions.html)
  • Les lois constitutionnelles ne passeraient plus pas le Sénat mais par l’Assemblée Nationale, suivies d’un référendum.
  • Le Président du Sénat n’assurerait plus l’intérim de la Présidence de la République (Premier ministre)
  • En cas de guerre, seule l’Assemblée nationale se prononcerait mais pas le Sénat

Bref, c’est la fin du rôle de contre-pouvoir du Sénat face à l’exécutif.

En protestation Gaston Monnerville renonce à la Présidence du Sénat.

Le discours de Gaston Monnerville

Le 27 septembre 1968, à la toute fin des débats de l’après-midi, le Président Monnerville demande la parole. Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’économie et aux finances, qui était au Sénat pour un projet de loi sur l’allègement de certaines charges fiscales des entreprises, quitte l’hémicycle.

Solennel, Gaston Monnerville parle depuis le plateau (la tribune)…
(http://www.senat.fr/comptes-rendus-seances/5eme/pdf/1968/09/s19680927_0689_0706.pdf pages 15 et 16 du PDF)

[…] Depuis la création du Conseil de la République en décembre 1946 et durant toute la IVe République, nous avons mené une action quotidienne pour obtenir que l'Assemblée du Luxembourg ait, au sein du Parlement, la place qui lui revient. Cette lutte tenace avait permis d'arracher peu à peu des attributions, des pouvoirs, dont le couronnement fut la création du Sénat à pouvoir législatif et politique, dans la Constitution d'octobre 1958.
Depuis dix années, nous avons rempli avec efficacité et dignité notre mission de Chambre de réflexion et de raison.

Aujourd'hui, […] il est proposé de remplacer le Sénat par une Chambre consultative, dont les avis iraient sans doute rejoindre dans les tiroirs de la toute puissante administration, ceux des multiples conseils, commissions et comités consultatifs qui encombrent et compliquent la marche normale des affaires du pays. Tout ce labeur de vingt-deux années, cette autorité acquise dans le pays par notre Assemblée, grâce à la compétence reconnue de ses membres risquent d'être réduits à néant. Nous ne pouvons pas prendre notre parti d'une telle situation.

[…] Nous savons désormais que cette transformation ne sera pas proposée au Parlement, mais qu'on y procédera par la voie oblique du référendum. Écartant d'un mot — et de façon assez étrange à la vérité — les prescriptions pourtant impératives des articles 89 et 46 de la Constitution, le Chef de l'État a même affirmé qu'il serait inconvenant de demander aux sénateurs de se prononcer sur leur propre sort.

Il y a là un grand danger qu'il n'est pas possible de dissimuler au pays. Sur les quatre-vingt-douze articles que comporte la Constitution française, une quarantaine se trouverait modifiés par la réforme projetée. Ce n'est pas seulement l'institution du Sénat qui serait ainsi touchée, mais de larges parties de notre Constitution : l'équilibre des pouvoirs, les prérogatives du Parlement, sa représentation dans les instances européennes, le pouvoir judiciaire par la modification qui en découlerait pour la Haute Cour de justice, que sais-je encore ! C'est à un bouleversement complet de la Constitution que nous risquons d'assister, et tout cela par le biais du référendum, lequel n'offre aucune possibilité d'amendement, ni même de discussion.

[Gaston Monnerville annonce son intention de mener une campagne contre ce projet « devant le pays »]

Il importe de lui expliquer que si notre Assemblée est aujourd'hui l'objet des menaces du pouvoir, c'est parce qu'elle s'est toujours dressée contre les dépenses improductives ou inconsidérées ; qu'elle n'a cessé de lancer les avertissements nécessaires et que, refusant toute complaisance, elle est restée ferme dans ses résolutions, comme il convient à une assemblée indépendante et libre.

Devant la gravité de cette situation, ayant longuement réfléchi à ses conséquences, ne voulant pas laisser s'accomplir une nouvelle et grave violation de notre Constitution et démanteler le régime républicain en France […]  j'ai donc résolu, mes chers collègues, de ne pas solliciter vos suffrages le 2 octobre prochain.

[Il renonce à se porter candidat à l’élection du prochain Président du Sénat]

Quiconque me connaît bien ne saurait s'étonner, je pense, que je mette tout souci personnel au-dessous de mon attachement à la République et de ma constante volonté de sauvegarder les libertés qu'elle incarne.
[…] Ensemble nous avons œuvré pour l'harmonieux développement de nos institutions et la confection de lois justes et bien faites ; ensemble nous avons construit un instrument législatif et politique que nous estimons indispensable à la nation.
[…] Au sein de cette assemblée comme en dehors du Parlement, de toute ma volonté, de toute ma foi, je poursuivrai mon effort pour la sauvegarde des institutions républicaines, dans le respect des lois et de la Constitution de la France.

(les sénateurs se lèvent et applaudissent longuement, sauf sur les travées du centre droit.)
La séance est suspendue.

L’opposition de gauche appelle à voter contre (bien entendu) mais de Gaulle doit aussi faire face à son « propre camp ». Valery Giscard d’Estaing, qui avait été ministre des Finances appelle à voter « Non ». Georges Pompidou assure qu’il sera candidat à la succession du « Général » s’il démissionnait, ce qui conduit à le désavouer.

Le jour du vote le « Contre » l’emporte à 52,41%, avec une participation massive de 80% des Français.
Désavoué, le Général Charles de Gaulle démissionne. Alain Poher, qui succédait à Gaston Monnerville comme Président du Sénat, prendl’intérim de la Présidence de la République jusqu’à l’organisation de nouvelles élections.

En fait, ni la question du Sénat, ni le sujet de la régionalisation, ne furent les points les plus importants dans le résultat. Les historiens semblent aujourd’hui (à peu près) d’accord pour dire que les Français ont trouvé, lors de cette consultation, le moyen de refermer l’époque de l’après-guerre(s) pour passer à autre chose.

 

Discours de Charles de Gaulle 24 mai 1968

Tout le monde comprend, évidemment, quelle est la portée des actuels évènements, universitaires, puis sociaux. On y voit tous les signes qui démontrent la nécessité d'une mutation de notre société. Mutation qui doit comporter la participation plus effective de chacun à la marche et au résultat de l'activité qui le concerne directement.

Certes, dans la situation bouleversée d'aujourd'hui, le premier devoir de l'État, c'est d'assurer en dépit de tout, la vie élémentaire du pays, ainsi que l'ordre public. Il le fait. C'est aussi d'aider à la remise en marche, en prenant les contacts qui pourraient la faciliter. Il y est prêt. Voilà pour l'immédiat. Mais ensuite, il y a sans nul doute des structures à modifier. Autrement dit : il y a à réformer. Car dans l'immense transformation politique, économique, sociale, que la France accomplit en notre temps, si beaucoup d'obstacles, intérieur et extérieur, ont déjà été franchis, d'autres s'opposent encore au progrès.

De là, les troubles profonds. Avant tout dans la jeunesse qui est soucieuse de son propre rôle, et que l'avenir inquiète trop souvent. C'est pourquoi, la crise de l'université, crise provoquée par l'impuissance de ce grand corps, à s'adapter aux nécessités modernes de la Nation, ainsi qu'au rôle et à l'emploi des jeunes, a déclenché dans beaucoup d'autres milieux, une marée de désordre, d'abandon ou d'arrêt du travail.

Il en résulte que notre pays est au bord de la paralysie.

Devant nous-mêmes, et devant le monde, nous, Français, devons régler un problème essentiel que nous pose notre époque. À moins que nous nous roulions à travers la guerre civile, aux aventures et aux usurpations les plus odieuses et les plus ruineuses.

Depuis bientôt 30 ans, les évènements m'ont imposé en plusieurs graves occasions, le devoir d'amener notre pays à assumer son propre destin, afin d'empêcher que certains ne s'en chargent malgré lui. J'y suis prêt, cette fois encore. Mais cette fois encore, cette fois surtout, j'ai besoin. Oui, j'ai besoin que le peuple français dise qu'il le veut.

Or, notre Constitution prévoit justement par quelle voie il peut le faire. C'est la voie la plus directe et la plus démocratique possible, celle du référendum.

Compte tenu de la situation tout à fait exceptionnelle où nous sommes, et sur la proposition du gouvernement, j'ai décidé de soumettre au suffrage de la Nation, un projet de loi, par lequel je lui demande de donner à l'État, et d'abord à son chef, un mandat pour la rénovation.

Reconstruire l'université, en fonction, non pas de ses habitudes séculaires, mais des besoins réels de l'évolution du pays, et des débouchés effectifs de la jeunesse étudiante dans la société moderne.

Adapter notre économie, non pas aux catégories diverses, des intérêts, des intérêts particuliers, mais aux nécessités nationales et internationales, en améliorant les conditions de vie et de travail du personnel, des services publics et des entreprises, en organisant sa participation aux responsabilités professionnelles, en étendant la formation des jeunes, en assurant leur emploi, en mettant en œuvre les activités industrielles et agricoles dans le cadre de nos régions.

Tel est le but que la Nation doit se fixer elle-même.

Françaises, français, au mois de juin, vous vous prononcerez par un vote.

Au cas où votre réponse serait non, il va de soi que je n'assumerai pas plus longtemps ma fonction. Si par un oui massif, vous m'exprimez votre confiance, j'entreprendrais avec les pouvoirs publics, et je l'espère, le concours de tous ceux qui veulent servir l'intérêt commun, de faire changer partout où il le faut, les structures étroites et périmées, et ouvrir plus largement la route au sang nouveau de la France.

Vive la République, vive la France !

 

Petit rappel : nous utilisons, dans nos dossiers, et dans les citations, le […] qui nous permet de couper dans certaines parties trop longues ou hors sujet d’un texte mais de faire savoir que nous avons utilisé ce raccourci.